Les travailleurs sociaux libres

Les travailleurs sociaux libres

La crise ravive le malaise des travailleurs sociaux

En moyenne, sur un premier poste, on gagne 1 200 euros par mois après trois ans d’études qualifiantes (bac+3) pour un travailleur social, alors qu'une aide soignante débutante gagne 1800 euros net par mois depuis leur passage en catégorie B (niveau bac) dans la fonction publique.

 

Une surcharge de travail, le manque d’attractivité du secteur,  « Il y a une déprofessionnalisation progressive des métiers du social et un délaissement des formations, jugées peu prestigieuses ou rémunératrices », analyse Nans Mollaret, qui observe une « lente décrue » des effectifs.

 

En première ligne durant la crise, les travailleurs sociaux ont dû s’adapter pour continuer à assurer leurs missions, le plus souvent sans les moyens adéquats. Mais la crise sanitaire n'a fait que révéler une situation connue de longue date...

 

La Gazette des communes article publié le 02/03/2021

 

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Ras-le-bol et colère. Depuis décembre, des cortèges de travailleurs sociaux essaiment dans les rues des grandes villes de France. Un mouvement d’ampleur qui a rassemblé, à chaque mobilisation, plusieurs milliers de personnes venues du secteur social et, aussi, du médicosocial. Ils travaillent dans les centres communaux d’action sociale, les foyers de l’aide sociale à l’enfance ou les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Ils sont employés par les départements, les métropoles, les communes, la fonction publique hospitalière ou l’associatif. Un an après le début de l’épidémie de Covid-19, les travailleurs sociaux sont venus dire leur fatigue et leur lassitude.

 

En tête des revendications de ce corps hétérogène qui tente de s’unir : une augmentation de 300 euros, le dégel du point d’indice et la renégociation des conventions collectives pour les salariés du privé.

Un débordement de public à recevoir

Ce jeudi 21 janvier, regroupés sous les fenêtres du ministère des Solidarités et de la santé, les manifestants étaient également venus réclamer des moyens à la hauteur de leur engagement de ces derniers mois. « Lorsqu’on parle des premières lignes, on ne pense pas aux travailleurs sociaux, pourtant nous y sommes vraiment ! Ce que l’on constate sur le terrain, c’est qu’il n’y a plus de budget pour répondre aux besoins de la population qui se fragilise un peu plus. La pauvreté va exploser et personne ne semble prendre la mesure de cette lame de fond », alerte Yasmina Sellou, représentante de la CGT Santé et action sociale. Une manifestation qui était aussi l’occasion d’échanger entre professionnels sur les conditions de travail particulièrement difficiles de ces derniers mois. « Il y a urgence à s’allier entre secteurs professionnels, à rester unis, estime une jeune éducatrice spécialisée. Cette journée de grève nous permet de réaliser que nous ne sommes pas seuls. »

 

Delphine Depay, secrétaire fédérale de la section médicosociale CGT Services publics, raconte un déconfinement chaotique : « En mars, nous avons été placés en télétravail d’office, sans avoir les moyens de travailler, sans répertoire, ni logiciel, c’était la panique. » En mai, le retour dans les structures a été, pour beaucoup, très violent. « Il y a eu un débordement de public à recevoir, les collègues travaillaient à la chaîne. Les absents n’étaient pas remplacés. Durant cette période, seuls les dispositifs d’aide d’urgence ont pu être actionnés. Nous étions devenus un portail pour accéder à telle ou telle aide. Si le travail social se résume à cela, une machine peut le faire », souffle, la syndicaliste.

 

Gérer « l’urgence de l’urgence » est encore le quotidien de ces professionnels. Une mécanisation de l’action sociale qui donne aux travailleurs sociaux le sentiment d’être dépouillés de leur mission. « On ne peut pas accompagner convenablement des gens en extrême difficulté par visioconférence ou au téléphone ! » s’agace Hervé Heurtebize, drapeau FSU à la main. Pour lui, qui craint un nouveau confinement et le retour au télétravail, il est impossible d’avoir « une expertise précise et de construire un accompagnement social pertinent » à distance.

 

La déshumanisation des métiers s’accroît

Cette perte de sens et la dégradation générale des conditions de travail sont antérieures à l’épidémie. Loin d’en être le détonateur, la crise sanitaire a exacerbé les dysfonctionnements du secteur déjà connus. Ce tournant s’est opéré dans les années 80. La massification de la pauvreté, l’explosion des besoins du grand âge et l’évolution des modèles familiaux ont entraîné une fragmentation des dispositifs sociaux pour répondre aux différents besoins (création du RMI, aide au logement…).

 

Une mutation qui a eu un lourd impact sur la vision de l’action sociale et le travail des professionnels. Car cette conception a mené à associer l’accès aux droits et l’accompagnement social, cloisonnant, du même coup, le travail des professionnels, qui est devenu de plus en plus normé et bureaucratique. En parallèle, la comptabilisation de l’action sociale est apparue, entraînant un glissement des missions, au fur et à mesure, plus prégnant.

 

Une course à l’évaluation que déplore Nans Mollaret, président de l’Association des cadres territoriaux de l’action sociale. « Désormais, lorsque l’on mène un projet, on pense tout de suite à comment comptabiliser les retombées et avec quels outils le faire. Mais si l’on regarde, par exemple, les politiques d’insertion découlant du revenu de solidarité active, aucun instrument n’est tout à fait pertinent pour dire si cela fonctionne ou non », explique-t-il. D’après lui, il est essentiel de chercher à mettre en place des indicateurs qualitatifs plutôt que quantitatifs, sans quoi, cette « boulimie de l’évaluation » rate sa cible et devient, en partie, responsable de la perte de sens de l’accompagnement social.

 

Cette déshumanisation des métiers, Danielle Manuel-Cabirol, assistante sociale ayant vingt-huit ans d’expérience, la constate depuis plusieurs années déjà. « Quand j’ai commencé ma carrière, je mettais en place des actions de prévention, je prenais le temps d’échanger avec les familles en accompagnant, par exemple, les mères qui venaient chercher les enfants à la sortie de l’école », se souvient-elle.

 

En parallèle, le profil des usagers a évolué. « La population est de plus en plus précarisée, il devient plus compliqué, pour les gens, d’avoir des perspectives d’avenir », ajoute-t-elle. « De notre côté, on court après le temps. Ma priorité est de répondre à une situation d’urgence et, le reste du temps, je le passe sur l’ordinateur à remplir des dossiers, à faire remonter des chiffres », décrit-elle, évoquant le sentiment d’une tâche sans fin.

Les CDD sont légion

Une surcharge de travail qui ne s’explique pas que par l’explosion de la pauvreté de ces derniers mois. Le manque d’attractivité du secteur, particulièrement sur les postes d’assistants sociaux en polyvalence (qui orientent sur le logement, l’emploi, la petite enfance, la santé, etc.) est pointé du doigt depuis longtemps. « Il y a une déprofessionnalisation progressive des métiers du social et un délaissement des formations, jugées peu prestigieuses ou rémunératrices », analyse Nans Mollaret, qui observe une « lente décrue » des effectifs.

 

Fraîchement diplômé et président de la Fédération nationale des étudiant.e.s en milieu social, Romain Birolini confirme cette tension du marché. Actuellement en intérim, l’éducateur spécialisé a pu enchaîner sept à neuf missions par semaine et a travaillé sur plusieurs structures avec des collègues non diplômés. « Pour certaines missions, ne pas avoir de diplôme peut convenir un temps, mais, lorsque l’on travaille en assistance éducative en milieu ouvert ou en aide éducative à domicile, qui sont des mesures judiciaires, cela devient réellement problématique », relate-t-il.

 

Dans son secteur d’activité, les CDD sont légion, tandis que les postes stables, en CDI, se font rares. Et les rémunérations sont loin d’être attractives. « En moyenne, sur un premier poste, on gagne 1 200 euros par mois après trois ans d’études qualifiantes. Quand on a payé le loyer, les charges et l’essence, il ne reste pas grand-chose, mais on nous demande toujours d’innover pour pallier le manque de moyens des structures », s’agace celui qui assure que certains de ses camarades de promotion pensent à se reconvertir, après quelques années de métier.

Un élan et des pratiques réinterrogées

Des reconversions précoces, des missions « uberisées » et l’impression de devenir, peu à peu, une variable d’ajustement, dans un contexte où les structures cherchent à faire des économies. Louis, éducateur employé par une association, fait part de son découragement : « Dès que l’on tente de monter un projet éducatif qui change de l’ordinaire, il est systématiquement refusé par les directions. C’est dur de valoriser notre métier, on est malmenés par certains jeunes et beaucoup d’éducateurs finissent par baisser les bras. » L’éducateur atteste d’un turnover très important. « Les établissements font enchaîner les CDD aux remplaçants, j’en ai vu passer une vingtaine en moins de deux ans, affirme-t-il. Les jeunes que nous encadrons sont vus comme des coûts. » Alors, dans le but de faire baisser la note, les fusions d’associations pour parvenir à des économies d’échelle vont bon train : « Ils mutualisent tout, de la cantine aux postes de direction. »

 

Pourtant, si ces derniers mois semblent esquisser un avenir sombre pour les métiers du social, la pandémie a, paradoxalement, permis à certains de trouver un nouvel élan hors des cadres imposés. « Ce bouleversement de nos organisations de travail nous a forcés à réinterroger nos pratiques. Nous avons réactivé tous les réseaux partenaires, notamment ceux de l’aide alimentaire, et avons pris le temps de réfléchir à des solutions à apporter aux bénéficiaires. Il y a eu une grande qualité d’échange entre les collègues des différents secteurs », salue Joran Le Gall, président de l’Association nationale des assistants de service social. Une autonomie et un savoir-faire que tous espèrent voir remis au goût du jour.

 

FOCUS

Des métiers au grade « licence », mais de faibles augmentations

Réclamée depuis longtemps, la réingénierie des diplômes d’Etat de cinq métiers  assistant de service social, éducateur spécialisé, éducateur technique spécialisé, éducateur de jeunes enfants et conseiller en économie sociale familiale  a été mise en place en 2018. Ces métiers, jusqu’ici reconnus bac +2 malgré les trois années d’études, le sont désormais par un grade « licence ». Au cœur de la réforme, un tronc commun de formation doit permettre l’émergence d’une culture commune. Le but ? Casser les logiques de silos et faciliter la coopération des métiers. Première réponse à un manque d’engouement pour le secteur, la reconnaissance des diplômes risque, pourtant, de ne pas suffire à contrebalancer la faible attractivité des salaires. Pour les travailleurs sociaux des trois fonctions publiques, ce passage de la catégorie B à celle de « petit » A se traduit par une augmentation mensuelle de 20 à 80 euros… Quant aux professionnels évoluant dans l’associatif (deuxième pourvoyeur d’emplois), aucune revalorisation salariale n’est à l’ordre du jour.

 

FOCUS

Ce qu’ils en pensent

« J’ai le sentiment qu’on nous en demande toujours plus avec moins de moyens »

Marion Gabillas, assistante sociale en institut médicoéducatif

« Je peux comprendre que beaucoup d’étudiants abandonnent avant d’être diplômés. Notre métier n’est ni bien payé, ni valorisé. Pour obtenir mon diplôme en juillet, j’ai fait une soixantaine de demandes avant de décrocher un stage : un vrai parcours du combattant ! En sortant de ma formation, j’avais envisagé de reprendre des études en psychologie mais j’y ai renoncé. J’avais vraiment besoin de rencontres et d’échanges pour faire évoluer ma pratique. Or, quand j’ai pris mon premier poste, j’ai rapidement compris que j’allais passer beaucoup d’heures derrière mon ordinateur, à répondre à des emails et à remplir des formulaires. Résultat, j’ai moins de temps à consacrer sur le terrain aux enfants et à leurs familles. Je n’ai pas encore beaucoup d’années d’expérience, mais j’ai déjà le sentiment qu’on nous en demande toujours plus avec toujours moins de moyens. »

 

« La reconnaissance ne passe pas que par l’argent, mais aussi par la confiance »

Sylvère Cala, éducateur spécialisé, membre du collectif Avenir éducs

« Pour le collectif Avenir éducs, ce qui est arrivé avec la pandémie n’est pas nouveau, cela a juste mis en exergue les problématiques qui traversent le social. La crise a montré la nécessité du travail social, mais sans créer de reconnaissance nouvelle de la part des pouvoirs publics. Il faut notamment du temps pour travailler, et le temps, c’est de l’argent. Mais, même si les professionnels auraient dû toucher les primes et augmentations du Ségur de la santé, la reconnaissance ne passe pas que par l’argent. Cela passe aussi par la confiance et la valorisation des compétences. Pendant le premier confinement, les travailleurs de terrain se sont retrouvés face à des directions qui ne savaient pas forcément comment gérer les annonces gouvernementales. Les choses se sont mieux passées là où les travailleurs sociaux ont été écoutés pour l’organisation des services, mais ce n’a pas été souvent le cas… »

 

 Pétition : TSL apporte son soutien à toutes les grèves des travailleurs sociaux prévu en 2022 et nous exigeons du gouvernement, des décideurs politiques, de meilleures conditions de travail, la revalorisations des diplômes et l'augmentation des salaires.

 

Par Emeline Le Naour Isabelle Raynaud

 

Source :https://www.lagazettedescommunes.com/724044/la-crise-ravive-le-malaise-des-travailleurs-sociaux/

 



26/01/2022

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